J’ai enfourché mon vélo sans me retourner ; comme c’est facile quand enfin l’heure arrive ! Quand les rêves prennent corps, on ne regarde pas derrière, on ne regarde pas devant, on regarde au-delà. Un premier coup de pédale m’emporte, oh, pas bien vite, pas bien loin, mais il m’emporte, et déjà je ne suis plus là. Je suis parti.
Huit heures ont sonné et je traverse la cour d’où nos familles et nos amis chantent encore nos adieux. Le gravier du mail sur lequel je déboule, un peu trop tout feu tout flamme, manque de me faire déraper. Beaucoup de gens sont venus s’étonner de nos chargements, mais je ne les vois pas. Je décide de fermer mon esprit et de le concentrer sur la route. Mes adieux sont déjà faits. Et inconscient, même pas je ralentis, je file : ce vendredi premier août, je l’attends depuis tant de mois !
Tout moi était orienté vers cette date. Et les événements se sont déroulés de telle sorte que, progressivement, je me suis lassé de chaque caractéristique de mon quotidien, de chaque personne de mon entourage – jusqu’à cette fille, qui m’excitait de moins en moins et m’ennuyait de plus en plus.
Passent les tilleuls, crissent les petits cailloux sous mes Michelin tout neufs, me voici dévalant les rues de Saint-Antoine l’Abbaye.
Mais je ne pense pas à freiner, non, je pense que je suis enfin sur la route de l’Inde.
“Soixante-dix petits kilomètres pour nous préparer à six mois intensifs, les gens nous prenaient pour des fous.“
La lune éclaire ma chambre par intermittence. Les meubles sont silencieux. On sent la fin des vacances. Ça fait une heure que je tourne dans mon lit et je ne trouve pas le sommeil. Demain, c’est la rentrée, c’est Paris, c’est grisonnant. À presque vingt ans, on n’a jamais vraiment envie de rentrer.
Je voudrais plutôt voyager, vivre au grand air, faire des rencontres. Et des sourires. Je pourrais retourner en Inde, comme je me l’étais promis. Le pays de mon grand-père, que j’ai visité trop rapidement il y a trois ans… M’installer là-bas, au moins un temps. C’est vrai que j’y ai plein de contacts. Ce serait vraiment vivre autre chose que les études, que la ville.
Mes yeux commencent à s’habituer à l’obscurité. Je m’assieds sur mon lit. En Inde, je pourrais aider une association, faire des études. Ou chercher du travail. Vivre, quoi.
Je ne peux plus dormir. Mon imagination tourne en surchauffe. Je fais mille plans sur la comète.
Je pars en Inde.
Nous voici à l’abord de la départementale. L’univers est banal au milieu de l’été, le Sud-Grésivaudan est fidèle à lui-même et c’est probablement l’une des raisons de l’absence de stress : nous sommes sur une route que l’habitude m’a fait apprendre par cœur, comme une déclinaison.
– « Alors là, vous en avez du courage de partir d’un coup comme ça pour dix mille kilomètres…
– Ben tu sais, ce matin on commence par Saint-Marcellin et ce soir, c’est à peine si on aura atteint Voiron ! »
Les plus réalistes titillaient mon courage, mais j’expérimentais déjà le nomadisme : en fixant les objectifs par paliers, la vie est au présent et léger est le poids de l’ambition.
– « Ça vous fait pas peur de partir en Inde, juste avec vos petites jambes, là ?
– Vous imaginez le nombre de galères, les risques, les accidents qui vous attendent ? »
La liste est longue des questions que nos proches, avec leur vue d’ensemble et, parfois, leur expérience, égrenaient pour éprouver notre naïveté. Mais celle-ci tenait bon !
Assis sur un banc de la gare de Lyon, Julien parle de vélo. Il est très excité. C’est mon meilleur ami. Son regard trahit l’envie, sa barbe de trois jours frétille. Il rêve. Ses mains dessinent une route sans fin, il mime le cycliste qui y roule. Et qui y roule encore. De son sac, sans s’arrêter de parler, ce grand dadais aux jambes déjà arquées sort des magazines de vélo. De voyage à vélo. Son pouls s’accélère. Chaque page qu’il tourne lui donne une nouvelle impulsion. Il est à vif. Il veut partir. Il montre du doigt les photos de cyclo-voyageurs traversant des continents entiers. À vélo dans la jungle, à vélo dans le désert, à vélo sur la Route 66… Il tremble tellement il en a envie, de sauter sur une selle pour partir au bout du monde.
Son train arrive finalement. Il peine à sortir de son rêve et à lâcher les pédales pour monter dans le wagon. Un autre train l’a déjà emporté.

D’ailleurs, l’unique succédané d’entraînement auquel nous nous étions pliés pour préparer ce marathon cycliste fut une promenadette dans les Cévennes.
Un microtour entre Saint-Roman de Codières, Monoblet et Saint-Hippolyte du Fort.
Deux jours durant lesquels pédaler fut, au milieu de valses, de pizzas, de rap, de belote, de trois moutons à la broche et de cent pélardons, une simple distraction parmi beaucoup d’autres.
Soixante-dix petits kilomètres pour nous préparer à six mois intensifs, les gens nous prenaient pour des fous.
Mais nous, on passera partout.
à suivre…
Un avis sur « Si vis pacem, pars à vélo ! #1 »