

Raccrocher le téléphone m’a réveillé en sursaut et en sueur. Les voix dans mon oreille s’évanouirent, emportant avec elles le patchwork d’images qu’elles avaient dessiné dans ma tête. Je me retrouvai plus seul que jamais dans ma chambre de bonne sans chiotte, à regarder sans les voir les milliers d’ampoules qui font briller la Tour Eiffel. J’étais seul, mais j’avais désormais une longue route à la place du cerveau, sur laquelle un tout petit vélo m’emmenait déjà loin.
“L’excitation est là, latente, insidieuse. Il n’y a pas besoin de mots.”
Amélie, ma collègue de stage, m’écouta lui raconter mon embryon de projet avec un sourire berrichon. Et, alors que je me perdais dans les explications, elle avait déjà tout compris.
Elle sut immédiatement que j’étais assez créatif pour avoir eu cette idée, assez naïf pour y croire et assez fou pour la réaliser.
Elle fut la première avec qui je partageai la folie de mon rêve, et c’est ainsi qu’il commença d’exister vraiment.
Car on peut avoir des dizaines de projets, des centaines d’ambitions et des milliers de rêves, aucun d’entre eux ne se réalisera jamais si on les garde au fond de soi jalousement comme des secrets de pirate.
Bien que mû par un subtil vent intérieur qui pédale à ma place, je ne suis pas épargné par les problèmes techniques lors de ces premiers kilomètres. Ma chaîne déraille plusieurs fois, mes pneus ne sont pas assez gonflés, mes garde-boue frottent.
Je commence tout doucement à me rendre compte, il n’est jamais trop tard pour bien faire, que le cyclisme a ses points noirs, lesquels surgissent le jour du départ comme pour m’aider à comprendre l’ampleur de la course. Sans succès : ce ne sont pas quelques remous qui vont me faire chavirer, au moment où je suis encore fort ou peut-être moins faible, suant l’excitation, aveugle comme un amoureux. Pablo et Julien filent et moi avec.
Dans un fauteuil de bibliothèque, Pablo parle à tout-va. C’est vrai qu’il a la langue bien pendue, cet ami d’enfance, lui qui tient autant du voisin que du frère.
Il décrit à qui veut l’entendre ses projets en tout genre, les petits et les grands. Son ton est calme, posé. Il veut voyager. Partir à pied, marcher, passer les montagnes et les forêts, traverser les fleuves, les glaciers… On ne l’arrête plus. Son imagination le dépasse. Pas le temps de reprendre son souffle. Les mots s’accumulent, il a trop d’idées. Il parle de pèlerinage, de quête, d’aventure. Il vise la Mongolie, la Chine, l’Inde.
L’Inde. J’écoute plus attentivement. Je lui parle de notre rêve. Pablo me reprend au vol, pose les bonnes questions. S’y intéresse de près. Finalement, il est le premier à proposer de se joindre à nous et le seul avec qui, immédiatement, j’imagine cela possible.
“Plus rien ne nous arrêtera.”
On a aperçu une fermette au bord de la route, dans le lieu-dit Tolvon. Et on y coucherait bien ce soir, exténués que nous sommes. Qu’au moins un coin du terrain nous serve d’emplacement pour la tente et ce serait parfait.
Après avoir récupéré un minimum nos esprits et nos forces et avant que la pluie ne repasse, nous discutons stratégie. Car il n’est pas si évident d’aller sonner chez X pour quémander l’hospitalité !
Finalement, on va demander un peu d’eau pour nos gourdes, histoire d’engager la conversation. Et la technique fonctionne : on nous propose un carré de verdure derrière la maison, une table à l’intérieur pour souper et, puisque c’est ce qu’on a demandé, de l’eau.
Notre hôte, notre premier hôte, est un Isérois accidenté : tombé de moto, il marche à l’aide de béquilles.
– « Vous allez où comme ça ? s’interroge-t-il à la vue de nos fiers destriers harnachés comme pas permis.
– En Inde ! répondons-nous en chœur.
– Et d’où venez-vous ? »
Un temps ; on se regarde :
– « De Saint-Antoine, à soixante kilomètres d’ici. C’est notre première étape. »
Le type est souriant, encourageant.
Tous les trois autour d’une table, nous nous regardons dans les yeux. Pablo, Julien et moi. Dans la pièce, il se dégage une atmosphère de sérénité. Personne n’a peur. Pourtant, les cœurs battent, les yeux clignent, les mains tremblent. L’excitation est là, latente, insidieuse. Il n’y a pas besoin de mots. Julien regarde Pablo, Pablo me regarde, je regarde Julien. Julien me regarde, je regarde Pablo, Pablo regarde Julien. Sérieux, engagés, décidés, nous avons tous ce petit sourire en coin qui masque mal la joie.
Nous nous regardons encore, dans les yeux, Julien, Pablo et moi, et tout à coup jaillit un : « On le fait ! »
Plus rien ne nous arrêtera.
à suivre…
Un avis sur « Si vis pacem, pas à vélo ! #2 »